vendredi 19 octobre 2012

Histoire de mille vies

« Histoire de ma vie »...
Quoi de plus simple et de plus ambitieux à la fois, pour donner un titre à des mémoires ? C’est le choix que fait Jacques Casanova de Seingalt, lorsqu’au crépuscule de sa vie, il couche sur le papier ce récit de ses années d’homme-kaléidoscope : aventurier, séducteur, polémiste, kabbaliste, ou encore organisateur de loterie. Réduire Casanova à l’image réductrice d’homme à femmes qui colle à son habit, c’est oublier, voire dénigrer, toutes les autres facettes de ce personnage si représentatif d’une partie de son siècle.



Avec cette Histoire de ma vie, nous sommes bien loin des pathétiques autobiographies et auto-fictions (un genre proche de l’onanisme) dont essaient de nous abreuver certains auteurs d’aujourd’hui : journalistes qui pensent que, parce qu’ils mangent les miettes à la table des présidents, rêvent que leurs scribouillages sont dignes des Mémoires de Saint-Simon ; éditrices qui jettent leur vie sexuelle sur la place en pensant que cela va passionner les foules ; post-ados au QI de bulot et sans talent artistique propulsés au sommet des ventes de disques et qui publient, alors qu’ils n’ont pas vingt ans, des feuilles d’un vide sidéral écrites sous leur nom par un pisse-copie à solde ; ou même un ancien chef de l’État, qui aurait dû raccrocher la plume à jamais, et qui s’invente – pour se donner des frissons ? – une romance pimentée avec une princesse morte (enfin, avant sa mort à elle, bien sûr ; je n’accuse pas l’ex-président de nécrophilie), piètre auteur pour lequel une Académie, qui vaut quand même mieux que ça, s’est ridiculisée en l’accueillant sous sa coupole.

Au contraire, s’embarquer dans la lecture des mémoires de Giacomo Casanova, c’est le suivre dans ses aventures, ses voyages, ses rencontres. Joueur, soldat, violoniste de théâtre, auteur dramatique, secrétaire d’ambassade, voilà bien des visages, souvent méconnus, de Casanova. C’est plonger dans une langue riche, roulante, un français teinté d’italianismes qui lui donnent encore plus de charme.



Casanova n’écrit pas sa biographie, il n’écrit pas sa vie, mais une histoire de sa vie. Peut-être est-ce la vie qu’il a eue, et peut-être pas. Peut-être un peu de la vie qu’il a eue et un peu de la vie qu’il aurait aimé avoir. Ou peut-être un peu de la vie de la manière dont il se souvient – ou croit se souvenir – l’avoir vécue. Il raconte ses hauts et ses bas, ses réussites et ses échecs, ses conquêtes sensuelles et ses déceptions amoureuses. Lui, le fils de comédiens, ne veut pas rester mêlé aux pouilleux, mais il sait que si les grands l’acceptent parfois à sa table, quand il arrive à profiter de leur crédulité ou de leur générosité, il ne sera jamais l’un d’eux.



Casanova n’est pas un révolutionnaire. Il est un homme de son temps, de cet « Ancien régime » qu’il verra s’effondrer, de loin, en France, au moment où il entame la rédaction de son Histoire de ma vie. C’est parce qu’il peut vivre au crochet de plus riches, de plus nobles, qu’il peut porter de la soie aujourd’hui, alors qu’il portait de l’étoffe grossière hier. Mais il sait que demain, il sera peut-être obligé de fuir, démasqué, poursuivi. Mais, ce qui lui importe, c’est que son étoile soit pleinement brillante aujourd’hui, même si c’est pour une courte durée ; il sait que viendra un autre moment où son éclat sera à nouveau souriant. Il est voyageur par choix et par force, au gré de ses projets et de ses fuites.


Individualiste, il ne se bat pas pour la liberté d’un peuple dans lequel il ne se reconnaît pas, dans lequel il ne veut pas, il ne veut plus être. Mais il n’est pourtant pas égoïste, partageant les plaisirs plutôt que les prenant pour lui seul, que ce soit à table ou dans les boudoirs. Rien à voir, donc, avec les séducteurs-prédateurs comme un Valmont ou un Don Giovanni.
Péripéties voluptueuses ou cruelles, toujours en mouvement, Casanova se met en scène. Et quelle scène : une grande partie de l’Europe !, et avec quels autres acteurs : des comédiennes de théâtres au prince de Ligne, de la marquise d’Urfé, férue d’ésotérisme, à Lorenzo da Ponte, librettiste de Mozart.


L’Histoire de ma vie, c’est l’Odyssée au XVIIIe siècle. Deux aventuriers qui parcourent « leur » monde en utilisant la ruse plutôt que la force, charmant ici, bernant là, poussant leur propre bonne fortune sans attendre que les autres la leur offrent. Ne perdez pas votre temps à vous demander ce qui est vrai ou inventé ; laissez-vous emporter par les mots et les rebondissements, pour plus de mille pages.



* * * * *

Les éditions des mémoires de Casanova ne manquent pas. En première approche, quelques informations sur les différentes éditions des Mémoires sont présentées dans la page qui leur est consacrée sur Wikipedia.



Pour les découvrir en détail, en intégralité, sous sa propre plume, sans se ruiner, tout en profitant du regard critique de spécialistes du personnage et de son temps, une seule édition est à retenir : celle, basée sur le manuscrit original intégral et complétée de textes inédits, parue en coffret de 3 tomes (éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 1993, ISBN 2-221-06520-4). De la préface écrite par Francis Lacassin, je retiendrai surtout ces mots-ci : « Pour les mortels, la vie est un combat, pour les poètes, un voyage ; pour le Vénitien Giacomo Casanova – autoproclamé chevalier de Seingalt – elle est encore un festin où il trouve toujours sa place, un jeu ininterrompu, prétexte à un éternel défi. »



Mais, cette édition « Laffont-Bouquins », aussi fidèle et riche soit-elle, reste sous la forme de livres un peu quelconques, en papier bible et couverture souple. Alors, le casanovaphile ou l’amateur de beaux livres – qui peut, d’ailleurs, être l’un et l’autre à la fois – peut aussi mettre la main sur des éditions moins complètes, voire réécrites par rapport à l’original par des éditeurs peu scrupuleux, pour le plaisir de disposer d’une édition bien illustrée.

Ainsi, l’édition dite « de la Sirène », en douze tomes, publiée de 1924 à 1935, aux éditions de la Sirène, avec ses couvertures en cuir fin, ses illustrations en pleine page sous serpentes, ses gravures hors-texte et dans le texte, ses notes abondantes.
Ainsi, aussi, l’édition de Javal & Bourdeaux (1931-1932), remarquablement illustrée par environ 200 aquarelles du peintre français Auguste Leroux, dont une partie est trouvable sous forme de reproductions.



Ainsi l’édition d’extraits de ces Mémoires (éditions Gibert Jeune, 1950) en deux volumes, illustrée de 32 hors-texte, de nombreux in-texte, par Brunelleschi, édition tirée sur vélin de Condat et en tirage limité à trois mille exemplaires, tous numérotés. On peut regretter que les illustrations aient, dans leur très grande majorité, un penchant vers la grivoiserie (sans pour autant que cela tombe dans la vulgarité ou la pornographie). Mais force est de reconnaître que le trait et les mises en couleurs de Brunelleschi sont empreints de finesse et de délicatesse. C’est donc, là, une édition très plaisante.



Par ailleurs, certains extraits de l’Histoire de ma vie ont fait l’objet d’éditions très particulières.

L’ouvrage de Didier Kihli-Sagola, La comédie médicale de Giacomo Casanova (édition Thélès, 2005, ISBN 2-84776-420-8 ; fiche de l’ouvrage sur le site de l’éditeur) n’est pas simplement une compilation des extraits des mémoires de Casanova ayant trait à la médecine, aux maladies et aux remèdes. C’est une mise en perspective par rapport aux connaissances médicales et usages de l’époque, et un éclairage par rapport aux réalités cliniques et curatives. Même si vos connaissances médicales sont squelettiques, n’ayez pas peur de vous plonger dans cet ouvrage passionnant, car son auteur fait preuve d’un grand didactisme.



Quant au livre Fragments de Mémoires, de Casanova et Brody Neuenschwander (éditions Alternatives, 2005, ISBN 2-86227-432-1, fiche du livre sur le site de l’éditeur), il a été un de mes coups de cœur graphique. Il est constitué d’extraits des Mémoires de Casanova, sur les pages de gauche, et des travaux graphiques (calligraphies, collages, etc.) sur les pages de droite. Un exercice audacieux, original, qui ne laisse pas indifférent : on adore ou on déteste. Moi, j’adore !



* * * * *

Défis. Ce billet répond aux défis suivants :


Aucun commentaire: