S’il y a quelqu’un avec qui je ne suis pas
porté à partager des plaisirs, même par l’esprit, c’est
Donatien-Alphonse-François de Sade. Il ne faut probablement pas
juger une personne à son œuvre (sinon, Agatha Christie aurait été
poursuivie comme tueuse en série), mais après avoir lu au moins un
de ses livres, j’ai peine à croire qu’une personne à peu près
saine d’esprit aura envie d’inviter le marquis de Sade à une
soirée entre amis. Même si Sade a expliqué qu’il n’avait pas
mis en pratique, loin de là, tout ce qu’il avait imaginé et jeté
d’une plume rageuse, tortionnaire et meurtrière sur le papier, je
ne suis pas entièrement rassuré. C’est, tout de même, un « divin
marquis » aux fantasmes infernaux. Voulant secouer le monde qui
l’entourait, Sade l’aurait mis sens dessus dessous en empruntant
des chemins prônant une totale liberté d’expression.
Je n’ai peut-être pas choisi la plus
« abordable » comme première lecture d’une œuvre de
Sade ; car Justine ou les malheurs de la vertu,
c’est quand même bien gratiné ! Alors, pourquoi celle-là,
demanderez-vous peut-être ? Les dictionnaires et fiches de
présentation des romans de Sade ne manquent pas, et cela aurait pu
suffire à m’avertir. Ma réponse est simple : c’est la
faute à Crepax.
Qui donc ?
Crepax, Guido Crepax.
Auteur de bande dessinée.
J’ai découvert Crepax en même temps que Pratt,
au début des années 1980. L’un par sa Justine
(1979), l’autre par
sa Ballade de la mer salée
(1967-1969, puis 1975).
Même si c’étaient mes premiers pas dans la BD dite « adulte »,
il s’agissait de deux univers aux antipodes l’un de l’autre.
Chez Pratt, je retrouvais ce qui m’avait fait rêver chez London,
Monfreid et autre Peyré. Chez Crepax (je reviendrai sur cette
Justine crepaxienne dans un prochain billet), j’entrais dans
un univers inconnu, d’une dureté qui m’a refroidi, sans
m’échauffer les sens ou l’imagination à un seul moment. Et cela
ne m’avait pas incité à lire Sade dans le texte.
Plus tard, j’ai recroisé Sade en BD, grâce à
Griffo et Dufaux (1991). Mais je n’avais toujours rien lu de lui.
Alors, ce défi « Badinage &
libertinage » était l’occasion de tenter l’aventure de la
littérature sadienne. Avec Justine, donc. La faute à Crepax,
je vous disais. Et, tant qu’à faire, dans l’édition originale
de 1791. Ou plutôt son fac-similé numérique, gracieusement mis à
disposition sur gallica.
Qu’en ai-je retenu ?
En premier lieu, un déplaisir de lecture. Même
si je crois quand il écrit, ailleurs, qu’il n’a pas commis dans
la réalité tout ce que son esprit a imaginé et sa plume a
transcrit, j’ai du mal à me sentir tenu par ses mots.
En outre, j’ai du mal à trouver, derrière la
façade outrancière, la profondeur d’une réflexion sur la morale.
J’ai du mal à voir dans ce roman l’acte philosophique et
politique d’un défenseur des droits humains contre une société
d’oppression.
Il est vite évident que Sade est dans
l’exagération : sa Justine est à la fois trop naïve et trop
imperméable à ses tourments dont elle se remet en un tournemain,
ses tortionnaires trop pervers (quoique, avec les affaires sordides
qui font les délices des voyeurs morbides des faits divers, de nos
jours encore, je craigne qu’il n’y ait pas de limite supérieure
à la perversité), la succession des « malheurs » –
dans un crescendo d’atrocités – en devient presque mécanique.
Pour vanter la liberté de l’individu contre les
carcans d’une société moralisatrice et religieuse (dans le roman,
les criminels qui s’en prennent à Justine sont, entre autres, des
membres de la noblesse et du clergé), cette charge ne m’emporte
pas.
Justine la vertueuse se fait piétiner par les
pervers toute sa vie, tandis que sa sœur Juliette, qui choisit de
monnayer ses charmes, grimpe les échelons de la société. Faut-il
le lire dans ce sens, au premier degré, ou à rebours ? Je
reconnais qu’en arrivant (péniblement) au bout de cette lecture,
je n’avais aucune envie de creuser plus avant la question. Monsieur
le Marquis, j’ai trop de respect pour l’école péripatétique
pour penser qu’une promenade outrancière en compagnie de Justine
(ou de Juliette) me serait une profitable leçon de philosophie. Sur
le libéralisme des idées, l’athéisme, ou encore la liberté
individuelle, je préfère d’autres compagnies à la vôtre.
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Défis. Ce billet répond au défi suivant :
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