Les deux façons de traiter les « petits secrets de
fabrication » sont légitimes : savourer un plat, un tour
de magie, tableau, un film, sans se demander les efforts qui ont été
nécessaires à le préparer et qui n’apparaissent pas dans ce qui
semble être la facilité, la fluidité, du résultat final ;
ou, au contraire, être piqué de la curiosité de savoir ce qui se
cache sous la façade, les ingrédients particuliers, les tours de
main répétés jusqu’à ce que la technique s’efface pour
laisser la place à l’art, les petits trucs qui trompent nos sens.
Je dis sans détour que je suis un membre de la tribu des curieux.
Non pas pour dénigrer le résultat final, mais par considération
pour les efforts préparatoires, à mille lieues de ce que les
« vendeurs de soupe médiatique ou culturelle » veulent
nous faire avaler, comme les chanteurs qui devraient se contenter de
chanter sous leur douche et que ces vendeurs installent au sommet des
ventes d’albums, dans cette géographie trompeuse où l’on veut
nous faire prendre les sommets des ventes pour les sommets de la
qualité. Succès commercial et qualité ne sont pas forcément
antagonistes, mais bien des exemples prouvent qu’ils ne sont pas,
non plus, obligatoirement synonymes.
Pour en revenir à mon goût des coulisses – plus
particulièrement dans le domaine de la bande dessinée, univers dont
il sera question dans ce billet –, j’avais été très intéressé
par deux livres qui éclairaient deux œuvres de François Bourgeon,
un des dessinateurs et scénaristes du mon panthéon personnel du
neuvième art :
– Dans le sillage des sirènes, de Michel Thiébaut (éd.
Casterman, 1992, ISBN : 2-203-38021-7), autour de la série Les
compagnons du crépuscule ;
– Les chantiers d’une aventure, du même Michel Thiébaut
(éd. Casterman, 1994, ISBN : 2-203-38023-3), autour de la série Les
passagers du vent, et dont j’avais dit quelques mots par ailleurs.
Plus récemment, L’Épervier – Les escales d’un corsaire
(éd. Soleil / Quadrants / Pelerin, 2013, 9-782-3-0203144-9) ont été
publiées pour jouer un rôle similaire sur la série L’Épervier
de Patrice Pellerin.
Cette série tourne autour des aventures terrestres et maritime
d’un jeune noble breton sous le règne de Louis XV. Il m’est donc
difficile, de ne pas penser, d’une manière ou d’une autre, aux
Passagers du vent, qui avait porté le genre au pinacle. Pour autant,
je ne tombe pas dans la comparaison forcenée, et je prends
L’Épervier pour la série qu’elle est par elle-même. Et si la
construction du récit et le graphisme sont moins puissants, à mes
yeux, que dans l’œuvre de Bourgeon, la création de Patrice
Pellerin n’est pas du second choix.
Le contenu des Escales d’un corsaire n’est pas inconnu des
fans de la série : en effet, il s’agit surtout d’une
compilation, dans une nouvelle mise en page, des articles
accompagnant la prépublication des albums La Mission et
Corsaire du Roy sous forme de livrets souples. Les albums de
la série étaient publiés avec des délais de deux ans voire plus
entre deux tomes : Le Trépassé de Kermellec (1994), Le Rocher
du crâne (1995), Tempête sur Brest (1997), Captives à bord (1999),
Le Trésor du Mahury (2001), Les Larmes de Tlaloc (2005), La Mission
(2009), Corsaire du Roy (2012).
Il fallait donc bien jeter un os à ronger aux lecteurs
impatients ! Mais ces os étaient garnis de suffisamment de
viande pour que cette opération commerciale ne soit pas une arnaque
outrancière. Ces 6 livrets – publiés sous le titre générique
des Rendez-vous de l’Épervier (juin 2008, septembre 2008, avril
2009, mars 2011, avril 2012 et septembre 2012) – comprenaient des
planches de ces deux BD, des esquisses, des illustrations en pleine
page, et des documents annexes. Ces derniers ont été écrits par
Pellerin lui-même en majorité, ainsi que par des historiens, des
spécialistes du patrimoine, et s’organisent en quatre parties :
« Être un marin du XVIIIe siècle », « Des lieux
chargés d’histoire », « Un corsaire parmi les ors de
Versailles », « Les coulisses de la création ».
Chaque lecteur peut ainsi découvrir comment Pellerin trouve des
inspirations parfois fortuites, comment il intègre à ses dessins
des lieux et bâtiments existant encore aujourd’hui, ou comment il
reconstitue de manière plausible des lieux disparus. Les Escales
d’un corsaire lèvent un coin du voile sur des maquettes, des
plans, des photographies, des tableaux, qui ont nourri Pellerin et sa
création, et aussi sur les relations humaines avec ceux qui lui ont
prodigué des conseils et qui sont, pour certains, devenus ses amis.
Ce souci de la précision, jusque dans des détails qui
échapperont probablement à la grande majorité des lecteurs qui ne
sont pas aussi « pointus », est un plaisir que je
comprends chez une personne qui dessine, comme chez une personne qui
réalise un film, qui en choisit les costumes, les décors, les
accessoires.
Je ne doute pas que bien d’autres auteurs et dessinateurs de BD
préparent tout autant leurs propres créations. Et je ne prétends
donc pas que Pellerin est au-dessus de lot dans sa préparation. Mais
au moins, je dis que ce genre de livre satisfait ma curiosité. Il la
satisfait doublement, comme bédéphile et comme amateur du XVIIIe
siècle.
Ces Escales de l’Épervier
n’ont rien d’indispensable : vous pourrez très bien vivre sans les
lire. Et c’est peut-être bien parce qu’elles n’ont rien d’indispensable
que vous aurez la frivolité de vous laisser aller à les parcourir !
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Défi. Ce billet répond au défi suivant :
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