Bien présomptueux serait celui qui prétendrait savoir quel style
précis de couteau a eu la préférence de Giacomo Casanova. Les
mentions d’un tel objet dans son Histoire de ma vie sont
relativement rares. Et elles sont le plus souvent réduites à une
très simple expression, comme « mon couteau ».
Je retiendrai ici quelques-unes de ces mentions, pour me laisser
aller à quelques propositions, à partir de couteaux qui pourraient
être « dans l’esprit casanovien ».
« Car par hasard je n’avais pas même sur moi le
petit couteau que dans ma chère patrie tous les honnêtes gens sont
obligés de porter pour défendre leur vie. »
Voilà donc un « petit couteau » avec lequel on
pourrait « défendre sa vie ». Ces temps-là n’étaient
pas encore, comme ceux d’aujourd’hui, au « couteau
tactique », croisement survitaminé du couteau de poche et du
couteau de combat.
Pour mon Giacomo, il me faut donc penser à un couteau assez
élégant pour être celui d’un « honnête homme »
amateur – comme lui – de belles choses, de taille suffisamment
modeste pour qu’il soit légitime qu’il le qualifie de « petit »
et, dans le même temps, assez conséquente pour être une arme et
pas un simple ustensile à peler des fruits.
La « roncola veneta » ne convenait pas : elle est
bien typique de la Vénétie, mais avec sa lame en serpette, c’est
plutôt un outil agricole qu’un couteau pour défendre sa vie !
Je me suis donc permis d’explorer le répertoire des couteaux
au-delà des frontières de la Vénétie, en particulier dans la
production actuelle, artisanale voire haut de gamme, et plus
particulièrement dans les catalogues des couteliers Consigli,
Nino Nista,
et Gian Claudio Pagani.
Modèle "Romano", coutellerie Consigli |
Modèle "Romano", coutelier Nino Nista |
Modèle "Balestra di Avigliano", coutelier Gian Claudio Pagani |
« Tandis que celui-ci buvait avec ma garde, j’étais
couvert de ma pelisse, mon couteau de chasse à la ceinture, car je
n’avais plus d’épée, et deux pistolets chargés dans mes
poches. »
Je me laisse aller à imaginer que Casanova n’avait pas, à la
ceinture, un couteau de chasse quelconque. Mais plutôt ce que l’on
appelle une dague de vénerie, à la lame longue et solide, capable
de « servir » – c’est-à-dire d’achever – un
gibier aussi résistant qu’un cerf ou un sanglier. Plus longue
qu’un couteau de chasse sans pour autant atteindre la longueur
d’une forte-épée, plus courte et plus épaisse qu’une épée de
gentilhomme, la dague de vénerie avait probablement de quoi tenir en
respect un malandrin. Et, si la dague au fourreau ne suffisait pas à
faire réfléchir l’importun, les deux pistolets formeraient,
assurément, des arguments convaincants.
« Le fils du commissaire du Canon vint me prendre, et je
trouvai dans M. son père un original des plus bizarres. Les raretés
de son cabinet consistaient dans la généalogie de sa famille, dans
des livres de magie, reliques de saints, monnaies soi-disant
antédiluviennes, dans un modèle de l’arche pris d’après nature
au moment où Noé aborda dans le plus singulier de tous les ports,
le mont Ararat en Arménie ; dans plusieurs médailles, dont une de
Sésostris, une autre de Sémiramis, et enfin dans un vieux couteau
d’une forme bizarre, tout rongé de rouille. » […]
« Il déploya tous les trésors de sa
burlesque érudition sur tout ce qu’il avait, finissant par son
couteau rouillé, qu’il prétendit être celui avec lequel saint
Pierre avait coupé l’oreille à Malek. »
L’Évangile selon Saint-Jean (Jn, 18:10), au moins dans sa
traduction en français, indique que Simon-Pierre a utilisé son épée
– et non un couteau – pour couper l’oreille de Malchus (que
l’interlocuteur de Casanova appelle « Malek »). Mais,
bon, pour un gogo, qu’importe la nature exacte de l’instrument
tranchant, pourvu que la légende soit belle.
Quelle pourrait donc être, aux yeux de notre Vénitien, la
« forme bizarre » (que Casanova qualifie plus loin de
« baroque ») d’un tel couteau coupeur d’oreille ?
Il me fallait trouver un couteau de fabrication actuelle qui, aux
yeux d’un homme du XVIIIe siècle, aurait pu passer pour un couteau
exotique remontant peut-être au temps de Jésus.
J’ai donc fouiné du côté des couteaux pouvant arriver des
Indes orientales ou de parages similaires. Les kandjars indiens
traditionnels ont retenu mon attention.
Mais, pour muser vers le côté un peu charlatanesque dans lequel
Casanova aimait à nager, je me suis finalement rabattu sur
l’ouvre-lettres « façon khandjar » de Sherry Cordova
(http://www.sherrycordova.com/html/sterling_fine_silver_letter_opener.html).
Qu’importe si cela ouvre plus de lettres que ça ne coupe
d’oreilles !
Cela étant dit, un couteau d’Afrique du Nord ou du Congo aurait tout aussi bien pu faire l’affaire.
Reste à savoir comment Simon-Pierre aurait eu un tel couteau en
sa possession pour couper l’oreille de Malchus…
Enfin, en clin au côté séducteur-amoureux de Casanova, un
dernier couteau, de la série des « gages d’amour »
(Pegni d’amore) des couteliers Consigli. Ce n’est peut-être pas
vraiment vénitien, ni peut-être pas vraiment XVIIIe siècle, mais
je me suis laissé aller à imaginer Casanova portant sur lui un ou
plusieurs de ces « gages », en offrant un à chaque
« amour de sa vie », quitte à en offrir – toujours
aussi sincèrement – à son prochain « amour pour toujours ».
Modèle "Coltello dell'amore costante", coutellerie Consigli |
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